36.
À 20 h 32, l’arbitre colombien déposa le ballon sur une touffe de gazon piétinée.
Le Brésil contre les États-Unis ! Une rencontre impensable, impossible et impopulaire, et pourtant bien réelle.
La finale de la Coupe du monde venait de commencer !
L’insaisissable Arturo Ribeiro, l’étoile montante du football brésilien, dix-neuf ans à peine, subtilisa le ballon, le passa à l’un de ses coéquipiers comme il s’était entraîné à le faire depuis des mois, fila droit devant lui en esquivant ses adversaires avec la grâce d’un danseur de ballet, puis récupéra le ballon, dos au but, et, grâce à une pirouette arrière ce que les spécialistes appelaient une « bicyclette » –, l’expédia au fond des filets américains.
Une explosion de joie secoua les tribunes.
« Gooool de Bra-sil ! hurla le commentateur officiel.
Gooool de Artura Ribeiro ! »
Trente-trois secondes s’étaient écoulées depuis le coup d’envoi.
Moins de six minutes plus tard, le Brésil inscrivait un nouveau but avec, apparemment, la plus grande facilité.
Dans les gradins, les Cariocas se mirent à danser en lâchant autour d’eux des serpents noirs et des poulets plumés sortis de paniers d’osier qu’ils avaient dissimulés. À l’extérieur du stade, des fusées trouèrent la nuit. On entendit des coups de feu tirés en l’air et les sirènes de police ululaient sans discontinuer, comme si la révolution tant attendue venait enfin d’éclater.
Mais, contrairement à ce que l’on aurait pu imaginer, la liesse populaire n’avait pas encore atteint son point culminant. Quand, à la trente-troisième minute, Ribeiro marqua le troisième but, ce fut le délire total.
À la mi-temps, le Brésil menait trois à zéro !
Pour les Américains, le match tournait à la débâcle… ou, plutôt, au jeu de massacre.
« Écoutez-moi ce donneur de leçons ! Quel con ! »
Will gardait les yeux rivés au sol. Après avoir copieusement insulté ses coéquipiers, soi-disant joueurs de football,
Wolf Obermeier l’avait pris à l’écart. Les autres regagnaient déjà la pelouse.
— Tu joues comme si tu avais pris quelque chose, lui dit
Wolf sans élever la voix. Un problème qui te perturbe ? As-tu pris quelque chose ?
— Peut-être.
En voyant la mine décomposée de l’Allemand, Will ne put s’empêcher de sourire. Il n’en restait pas moins que quelque chose, effectivement, le perturbait. Mais quoi ? La soirée de la veille, dont il ne conservait qu’un souvenir très confus, l’avait pourtant vivifié. Non, quelque chose d’autre le bloquait. Il haussa les épaules, perplexe. Le frisson qui l’avait électrisé comme un éclair s’était évanoui, et il avait maintenant l’impression d’être éteint, d’avoir des jambes de plomb.
— Il faut que tu deviennes comme fou, continua Obermeier. Trois buts, c’est totalement impossible à remonter, mais je t’ai déjà vu faire l’impossible. Ce n’est pas le moment de jouer le pire match de ta vie. Sois un héros, pas un pauvre type ! (Et, d’un geste paternaliste, il lui tapota le crâne.)
Allons, montre-moi que tu es un homme !
« Un homme, se répéta Will, tétanisé, en pénétrant sur le terrain. Tu es en finale de la Coupe du monde et tu joues comme si tu étais encore à Fulham. Tu es en train d’affronter le Brésil, la meilleure équipe du monde. Si tu les bats, tu seras célèbre jusqu’à la fin de tes jours. Obermeier a raison : sois un homme. »
Il inspira profondément et trotta jusqu’au banc. Les clameurs qui montaient de la foule ne s’adressaient pas à lui, il le savait, mais aux Brésiliens qui sortaient des vestiaires. Il leva les yeux vers les tribunes, vit cet océan de visages cuivrés qui le narguaient. « Je les emmerde ! Je suis la Flèche d’or !
Et l’impossible, je le réussis régulièrement ! »
Au début, la maestria de Will demeura sans grand effet.
Malgré ses dribbles invraisemblables, ses brusques changements de direction pour se frayer des passages inattendus et ses étonnantes accélérations même dans les espaces les plus restreints, le score ne bougea pas. Mal servi par ses coéquipiers,
Will ne parvint pas à se créer la moindre occasion de tir.
Puis, neuf minutes après le coup d’envoi de la seconde mi-temps, il intercepta de l’épaule une passe tendue destinée à Ramon Palero, le libéro brésilien.
Pendant que le ballon, parfaitement amorti, tombait comme une pierre, il arma sa jambe droite. Il sentit un petit muscle se déchirer dans sa cuisse mais, négligeant la douleur qui se vrillait jusqu’à sa rotule, il visa le coin supérieur gauche de la lucarne. Le gardien adverse eut à peine le temps d’esquisser un geste. La balle était déjà au fond des filets.
« Gooool de America ! tonnèrent les haut-parleurs.
Gooool de Will Shepherd ! »
Will n’en douta pas un instant. Dans sa tête, ce fut comme une explosion. Le Grand Frisson était de retour.
L’adrénaline irradia son corps, dissipant la douleur de sa cuisse et de son genou. Il se sentit tout-puissant, comme la veille au soir, quand Victoria avait voulu se moquer de lui.
Tout-puissant…
L’attaquant ! Le buteur !
Sur le terrain, il n’y avait plus que lui ! Le joueur solitaire !
À trois minutes de la fin, il s’échappa de nouveau, poussa furieusement la balle le long de la ligne de touche gauche, feinta une passe mais conserva le contrôle du ballon. Puis, après avoir esquivé un défenseur qui le regarda filer d’un air dépité, il stoppa net. Et là, brusquement, accéléra. Frappé de la pointe du pied, à pleine puissance, le ballon fusa comme une balle traçante jusqu’au fond des buts brésiliens.
« Gooool de America… Gooool de Will Shepherd ! »
Au chronomètre, il restait deux minutes et quarante-six secondes de jeu.
C’était bien suffisant.